Le sapin est magnifique, cette année, il est vraiment réussi. La dinde dore à la lumière du four, les verres scintillent en attendant le Champagne, ma petite robe noire me sied à ravir.
Pour le réveillon, j’ai accumulé les clichés. Ma décoration de Noël semble sortie d’un magazine de déco traditionnelle.
Mais soit, je suis ainsi certaine de ne commettre aucun faux-pas. Je m’attends donc à passer une excellente soirée avec Jules, ses parents et les miens, mon frère, sa femme et leurs deux enfants.
J’adorerais adorer les fêtes de famille, toute cette chaleur partagée, ces souvenirs évoqués, ces fous rires complices, cet humour qui fait rire chacun, tant il remet en mémoire des événements communs.
En réalité, ma famille est plutôt pourrie. Ma mère boit trop, mon père fait des blagues de potache, les parents de Jules sont imbuvables de prétention, mon frère est niais, sa femme sarcastique, sa fille ado de type « c’est-nul-quand-est-ce-qu’on-se-barre » et son gamin encense ses crottes de nez.
Et tous ces joyeux convives me trouvent certainement sans-gêne, extravertie, mêle-tout, bref sauvageonne et infréquentable.
Nous célébrons donc Noël dans une parfaite ambiance d’hypocrisie, la soirée sera ponctuée de sourires artificiels, de compliments feints, de gentillesse forcée à grand renfort de vin rouge.
C’est seulement vers 23h que le vernis commence à craqueler, au moment même où l’on a envie de retirer ses chaussures sous la table et de desserrer sa ceinture.
Un flot de paroles retenues pendant toute la soirée explose comme un feu d’artifice aux couleurs de langues fourchues.
Je prends en plein visage une vague de critiques camouflée sous une couche de compliments, des reproches enrobés de bienveillance, de ceux auxquels il est difficile de réagir sous peine d’entendre le nauséabond « c’est pour ton bien ! »
S’ensuivent quelques beaux lieux communs sur les femmes, les homos, les étrangers, les pauvres, les vieux, les handicapés et évidemment le wokisme...
Passée l’envie de me brosser les dents devant tout le monde pour bien montrer aux invités qu’il est temps de quitter les lieux, je me prépare à une riposte dans les règles, digne des fêtes de famille les plus mouvementées.
Je garde bien en tête que j’ai envie de conserver de bonnes relations, que ce sont des gens auxquels parfois je tiens, mais qu’il est hors de question de me laisser piétiner de la sorte.
Quelques exemples de piques reçues en une seule soirée et d’exemples de ripostes :
Belle-Maman
– Le rangement, on ne pourra jamais dire que c’est ton fort.
– Oh vous savez, Belle-Maman, ma maison est à l’image de ma vie sexuelle : un joyeux bordel !
– Tu devrais penser à diminuer un peu ton horaire de travail.
– Je pense surtout diminuer le nombre de bouteilles de Champagne pour ce soir, je crois.
– J’aimerais t’offrir une petite séance de maquillage chez mon esthéticienne, ça te ferait le plus grand bien.
– C’est gentil, merci, mais je n’ai jamais aimé le cirque.
Papa
– Si tu viens à la maison pour le Nouvel An, n’amène surtout pas cette piquette.
– “Qui dit piquette à Noël, dit piquette au Nouvel An”, proverbe français !
– Aujourd’hui, je ne dis rien sur les bonne-femmes, parce que la dernière fois, elle l’a mal pris. C’est fou ce qu’elle est susceptible !
– La “bonne-femme” est susceptible de reprendre un verre de piquette !
Passe la bouteille !
Maman
– Déjà toute petite tu voulais faire autrement que les autres. Quelle idée de servir une salade de fruits au lieu de la bûche !
– C’est pour que tu puisses mieux tenir tes résolutions. Dis-moi merci.
– Je ne sais pas comment Jules te supporte !
– Oh tu sais, maman, la plupart du temps, je me mets en dessous.
Belle-Soeur
– On vit dans un pays horrible. Chaque année, je me dis que je vais déménager. Mais cette fois, c’est pire !
– Avec un peu de chance, tu ne seras plus là l’an prochain pour nous le répéter.
– Je déteste la dinde, tu as oublié ?
– Moi je t’aime bien pourtant.
– Il y a toujours une odeur un peu bizarre chez toi.
– C’est l’odeur de l’amour et de l’harmonie, tu ne connais pas ?
Allons bon, je m’en vais noyer mon acidité dans un verre d’eau gazeuse. Nous aimons tous nous détester. Nos abyssales divergences ne nous empêchent pas de partager des cadeaux cachés sous le sapin, de sourire en recevant un livre qu’on ne lira jamais ou un accessoire de massage inutile d’une couleur douteuse. Ces petits cadeaux nuls qu’on s’offre, parce que c’est la convenance, et qui tombent à côté de la plaque puisqu’on ne se connait pas vraiment bien.
Il m’arrive d’aimer ces quasi-inconnus intolérants et intransigeants. Mais je remercie, du fond du coeur, le Père Noël de ne les voir qu’une fois par an.
Joyeuses fêtes,
Geneviève
Fêtes de famille : tous les (sales) coups sont permis.